Ça m’intéresse Octobre 1997

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Êtes-vous jeu d échecs ou jeu de go ?

 

Plus que de simples divertissements, les deux jeux reposent sur des principes stratégiques opposés. Ils valent pour la guerre, l'économie et la vie quotidienne.

Dans les années 60. il n'était pas rare de rencontrer en France des officiers vantant les mérites du petit livre de Mao Tsé-toung sur la Guerre révolutionnaire. Cet engouement, d'autant plus paradoxal qu'il émanait souvent d'ex-activistes de l'OAS, avait une explication simple. Après les désastres indochinois et algériens, les militaires tentaient de comprendre comment de petits peuples dépenaillés et sans matériel avaient pu mettre en échec la " Grande Armée française ".

En Asie, on réagit à l’événement sans se donner de but idéal

Le caractère populaire des guerres de libération nationale ne permettait pourtant pas de tout comprendre. Derrière les succès des guérillas. et en particulier de la Longue Marche de Mao, se profilait une autre conception, non occidentale, de la guerre, liée aux principes d'un jeu né en Asie il y a quatre millénaires. Lecteur assidu de l'Art de la guerre de Sun Tzu. le grand stratège chinois du Ve siècle avant notre ère, Mao était aussi un joueur émérite de go.

Or go et échecs mettent en jeu des principes stratégiques divergents, qui correspondent à deux façons de concevoir le temps et la réalité : à deux visions du monde. Ainsi que le sinologue François Jullien l'exposait récemment dans son Traité de l'efficacité (éd. Grasset). Occidentaux et Asiatiques n'ont pas la même conception de fond de l'action. Un Occidental se donne un but, une projection théorique dans l'avenir - la stratégie se ramenant pour lui à savoir comment utiliser les moyens dont il dispose pour y arriver. Au contraire, pour un Chinois. agir consiste a profiter des opportunités que recèlent les situations, à "Surfer" en quelque sorte sur elles.

C'est ainsi que fonctionne le go. Alors qu'aux échecs le jeu consiste à s'introduire dans le camp adverse pour renverser le roi, dans le go, on essaie de conquérir le maximum d'espace. La bataille n'est plus vécue comme une confrontation unique et limitée dans le temps, dont le terme, fixé à l'avance, est l'anéantissement de l'autre, mais comme une volonté pragmatique et presque autonome d'exister à ses côtés. L'affrontement demeure, niais il est moins central, moins binaire, plus dialectique. Si le but n'est plus d'abattre son adversaire, mais d'aménager sa juste place sur un terrain commun, la progression se fera plus raisonnée, plus raisonnable. Les mouvements enveloppants auront la préséance sur les guerres de position. On essaiera d'économiser ses forces, et non de les dépenser en une seule fois dans un duel à mort.

Sur ces principes, on a vu des firmes japonaises, tel Nissan dans l’automobile. décider de s'implanter en Angleterre afin de prendre pied plus tard sur le continent, plutôt que de s'épuiser à forcer le blocus fiscal européen. Une stratégie moins glorieuse mais plus payante et de plus long terme que les interminables guerres de tranchées auxquelles se livrent chez nous les firmes concurrentes.

Il ne faudrait pourtant pas donner dans l'angélisme d'une "sagesse " du go opposée à la violence des échecs. Même dans un partage réaliste de l'espace, il peut arriver un temps où la confrontation mortelle devient inévitable et où des deux protagonistes l'un doit nécessairement aller au tapis. Mais il faut savoir quand mener cette action décisive. Entreprise dans de mauvaises conditions, une victoire par K.-O. peut se retourner en défaite. comme dans les situations que la théorie des jeux nomme "à somme non nulle". Dans les jeux à somme nulle d'antagonisme absolu, tout gain d'un adversaire se paie d'une perte équivalente pour l’autre. Or dans de nombreux conflits, du fait des interdépendances étroites entre adversaires, gagner sur l'autre peut s'avérer aussi une ruine. La guerre en ex-Yougoslavie a ainsi précipité aussi bien Serbes vainqueurs que Bosniaques vaincus dans des difficultés identiques - les deux camps partageant plus d'intérêts communs que divergents. notamment économiques.

Le go permet d'agir dans un univers changeant et indécis

Le go refuse ces victoires a la Pyrrhus. La première règle de Sun Zi dans l'Art de la guerre est d'ailleurs de ne recourir à la violence que dans les situations où l'on est quasiment sûr de gagner. Et, alors que pour Clausewitz la guerre est la poursuite de la politique par d'autres moyens, pour Sun Zi, la politique et la négociation ont pour but de retarder le conflit ouvert afin de l'aborder avec le maximum d'espérance de gains.

La stratégie " idéale " repose donc sans doute sur un croisement de ces deux attitudes. Un équilibre qui semble bien adapté à la situation économique actuelle. Se comporter selon les préceptes des échecs suppose en effet que l'on sache toujours déterminer exactement le but de son action. Or, dans un monde changeant et aux fins devenues impénétrables, c'est là une hypothèse très forte, voire irréaliste. Avancer ses pions pas à pas, pragmatiquement, représente, de ce fait, non seulement une mesure élémentaire de prudence, mais aussi la façon la plus intelligente sinon la seule, de décider dans l'indécidable. Nous, Occidentaux de la fin du XXe siècle, sommes condamnés aujourd'hui à évoluer entre échecs et go.

 

Patrice Bollon

(avec Sophie Delassein)

 

À la logique occidentale binaire gagnant-perdant le go oppose des actions dialectiques

STRATÉGIE

Harceler l'ennemi et non s’épuiser dans une guerre de positions

De Napoléon aux stratèges de la guerre du Golfe en passant par les généraux de 1418, nos militaires ont conçu la guerre comme un jeu d'échecs où, à partir de son territoire, il s’agit de s'introduire dans l'espace tenu par l'ennemi pour l'anéantir. Dans sa très longue conquête du pouvoir de 1934 à 1949, Mao Tsé-toung a procédé différemment. Plutôt que d'affronter en batailles rangées les troupes nationalistes de Tchang Kaï-chek puis les Japonais, il s'est constitué un sanctuaire solide, au nord-ouest du pays : ce fut l'objet de la Longue Marche de 1934-35. Puis il a formé un front anti-japonais avec les nationalistes. Il a mené une inlassable guérilla dans les campagnes, à partir de " bases rouges " qu'il a élargies pour encercler et prendre les villes. Reste qu'il lui a bien fallu engager une bataille rangée d’un an, celle de Huai-Hai en 1948-49, dans laquelle trois millions de soldats furent mobilisés pour asseoir définitivement la victoire. Bref, Mao a pratiqué un go subtil, en couronnant son entreprise par un assaut frontal décisif style échecs.

POLITIQUE

Contenir l'autre sans forcément le mettre à mort

Les médias parlent souvent de l' "échiquier politique ".

La polarisation droite-gauche, l'importance des partis et le système électif, qui consacre nécessairement un gagnant et un perdant, légitiment le parallèle. A y regarder de près, la vie politique, notamment en France, relève pourtant bien plus du go que des échecs. D'abord, parce qu'on ne conquiert jamais le pouvoir seul comme dans un duel. Ensuite parce que les carrières politiques sont très longues et les alliances, donc, inévitables. Pour s'imposer, Jospin a commencé par se faire élire par les militants socialistes candidat aux présidentielles de 95. Ensuite, il a conquis l’appareil du PS. Puis de cette base, il a réussi à se présenter comme le " leader naturel" de la gauche aux dernières législatives. Devenu Premier ministre, il a enfin habilement délimité ses pouvoirs face à ses rivaux, en poussant vers la sortie les " éléphants " du PS, en plaçant Fabius à l'Assemblée et en nommant Aubry et Chevènement au gouvernement. Résultat : personne, au sein de ses troupes, ne conteste plus son autorité de Premier ministre, marchepied évident, un jour prochain, pour l'Elysée.

ÉCONOMIE

Tenir une base limitée et s’étendre

L’intense bataille planétaire qui oppose depuis un siècle Coca-Cola et Pepsi ressemble aux parties d'échecs à répétitions Karpov-Kasparov. Rien n'y a manqué. Ni l'espionnage industriel réciproque des formules des deux boissons gazeuses, ni la lutte d'image par vedettes interposées, ni les blitzkrieg agrémentées de coups tordus. Au Venezuela, Coca-Cola a ainsi réussi à évincer en une nuit Pepsi, en convainquant, contre 500 millions de dollars, le fabricant de bouteilles Cisneros de lâcher son rival, qui jouissait pourtant dans le pays d'un monopole! Dans le marché de l’art, les Anglo-Saxons Sotheby's et Christie's ont préféré une stratégie plus indirecte à la japonaise pour contourner le monopole des commissaires-priseurs français. Interdits de vente, ils ont créé il y a dix ans des antennes a Paris, limitant leurs activités au démarchage, aux expositions et à des actions de relations publiques. Mais, si la loi est votée, ils pourront, dès le 1er janvier prochain, organiser leurs propres ventes chez nous. Bref, L'extension progressive à partir d'un territoire et d'une fonction limités s'est avérée plus payante que l'épuisant combat frontal.

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