Reader’s Digest juin 1993

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Savoir tout du go

Par Tim WARD

 

Le 6 août 1945, quelque part dans la banlieue d’Hiroshima, Utaro Hashimoto et Kaoru Iwamoto se sont assis face à face pour engager la deuxième partie de la finale du tournoi pour le titre national de Honinbo, c'est-à-dire de maître de go du Japon.

Pendant la première partie, qui avait eu lieu la semaine précédente dans le centre de la ville, aucun des deux joueurs n'avait prêté attention aux raids des bombardiers américains et ils avaient même refusé d'aller se réfugier dans un abri antiaérien. Lorsque le chef de la police en fut informé, il prit la décision d'interdire la poursuite du tournoi à l' intérieur de la ville. C’est pourquoi les joueurs avaient dû se retirer en banlieue.

Le dernier jour de la deuxième partie, Hashimoto sortit dans le jardin et vit l'éclair de la bombe atomique et le grand nuage en forme de champignon qui s'élevait dans le ciel. Une rafale de vent s'engouffra dans la maison et fit voler en éclats toutes les vitres des fenêtres. Mais, comme la fin de partie avait commencé, les joueurs remirent les pierres blanches et noires en position sur le goban (damier), et Hashimoto remporta la victoire avec cinq points d'avance. Ce n'est qu'à la tombée de la nuit, lorsqu'ils virent les survivants évacuer la ville détruite, qu'ils réalisèrent que, pendant qu'ils jouaient, avait eu lieu un holocauste.

Le jeu de go, le jeu de société probablement le plus vieux du monde, pourrait en remontrer aux échecs pour ce qui est de l'exigence de concentration, de l'endurance intellectuelle et de la force de volonté. Comme les échecs, il met aux prises, de façon impitoyable, les stratégies et capacités d'analyse des joueurs. On utilise d'ailleurs des termes violents pour décrire les mouvements du jeu: invasion, menace, capture.

Pourtant, le jeu de go mêle instincts de meurtre et sensibilité d'artiste. " Le jeu du noir sur le blanc, du blanc sur le noir, aussi délibéré qu'une œuvre créatrice, en emprunte les formes, écrit Yasunari Kawabata, prix Nobel de littérature, dans un roman intitulé Le Maître ou le Tournoi de go (1). Le courant de l'esprit s'y retrouve, une harmonie qui s'apparente à celle de la musique... Un des adversaires insensible aux humeurs de l'autre peut gâcher une partie parfaite. " Pour les romantiques qui appartiennent à l'univers du go, le fait de gagner ou de perdre est de peu d'importance par rapport à la quête de vérité qui se déroule sur le goban.

Au Japon, le nombre des inconditionnels du jeu de go se situe entre 7 et 10 millions de joueurs. Et il existe plus de trente compétitions annuelles, auxquelles prennent part les 440 joueurs professionnels du pays. Les prix - en espèces - peuvent atteindre 32 millions de yens (plus de 1,3 million de francs) pour un championnat.

En Chine, les joueurs de weiqi (c'est ainsi qu'on appelle le go au pays de ses très anciennes origines) ont été persécutés comme " intellectuels " pendant la Révolution culturelle. Mais la popularité du jeu en République populaire a fait un bond énorme au cours de la dernière décennie: le nombre de joueurs est passé de 1 à 10 millions, en grande partie du fait de l'influence de Weiping Nie, véritable superstar en Chine, qui bat régulièrement à plate couture les joueurs professionnels japonais.

Toute une vie

Depuis le début du XXe siècle, le jeu de go a franchi les frontières de l'Orient, et il s'est peu à peu répandu dans le monde entier. Trente-huit pays ont ainsi pris part, avec Hongkong et Taiwan, aux XIVes Championnats du monde amateur qui se sont tenus en mai 1992. On estime qu'il y a actuellement plus de 100 000 joueurs en Europe et environ 80 000 joueurs aux États-Unis.

Une heure suffit pour apprendre les règles de base du jeu de go. Pour le maîtriser, il faut toute une vie. Le jeu ne comporte que quatre règles essentielles, mais celles-ci, n'étant soumises à aucune restriction, donnent lieu à un nombre infini de combinaisons possibles, au point même que les superordinateurs sont impuissants à ce jeu. Aux échecs, en revanche, les ordinateurs gagnent contre la plupart des joueurs ; seuls quelques joueurs de très haut niveau réussissent à les battre. Un échiquier, il est vrai, n'est divisé qu'en 64 cases, alors qu'une grille de go classique comporte 19 lignes horizontales et 19 lignes verticales se coupant en 361 intersections sur lesquelles on place des pions ou pierres.

Le but du go est la conquête de territoires. Les deux joueurs, à tour de rôle, placent leurs pierres une à une, en établissant d'abord des bases dans les coins et le long des côtés de la grille, puis en reliant les pierres entre elles de façon à constituer des frontières délimitant un territoire. Une fois jouée, une pierre ne peut plus être déplacée. Les pierres, cependant, seules ou en groupe pourront être capturées si elles se trouvent complètement encerclées par l'adversaire. Elles sont toutes de valeur égale. Toute pierre isolée est sans défense, mais, lorsqu'elles forment un groupe uni, les pierres constituent une armée disciplinée capable de désorganiser complètement les positions faibles de l'adversaire. Chacun des joueurs doit chercher à envahir le territoire de l'autre ou à couper ses pierres de leurs bases.

Aux échecs, le premier qui commet une erreur perd en général la partie. Dans le jeu de go, en revanche, on peut se rétablir après des pertes initiales, mobiliser ses forces sur un autre front avant de réussir finalement à écraser l'ennemi. Il est possible également de sacrifier délibérément certains groupes de pierres en vue de la victoire. A la fin de la partie, les pierres capturées remplissent les places vacantes à l'intérieur de leur territoire d'origine. Le joueur dont le territoire vacant est le plus grand a gagné.

Fascination

Le goban et les pierres présentent, comme le jeu lui-même, un mélange de simplicité et d'harmonie. Traditionnellement, les pierres blanches sont de petits disques de la taille d'une pastille, fabriqués à partir de coquilles de palourde. Les pierres noires, elles, sont en ardoise. Au Japon, un jeu de pierres type coûte à l'heure actuelle environ 10000 yens (environ 420 francs), mais il existe des variétés de jeux en plastique ou en verre qui sont beaucoup moins chères. Les plus beaux goban font 17 centimètres d'épaisseur et sont fabriqués à la main en bois de kaya (il s'agit d'une variété japonaise de muscadier), un bois choisi pour son grain régulier et provenant d'arbres ayant entre sept cents et mille ans d'âge. Ces arbres, bien entendu, sont rares, et les prix des goban de première qualité tournent autour de 15 millions de yens (630000 francs). Les goban en bois de katsura (une variété de sapin) sont moins épais et sont très demandés. Leur prix varie entre 2 000 et 3 000 yens (entre 84 et 126 francs).

Le jeu de go m'a fasciné ce jour de 1987 où, me trouvant chez des amis japonais, j'ai pris une poignée de ces petites pierres noires et lisses. Le père Shiotsuka, mon hôte, ne parlait pas un mot d'anglais, et moi, je ne connaissais que quelques bribes de japonais, mais il m'a proposé de m'apprendre à jouer.

Nous nous sommes assis en tailleur sur le sol, nous faisant face de chaque côté du goban. Il m'a d'abord dit de placer quatre pierres noires Sur les " points de handicap " Situés près des coins de la grille. Le système de jeu à handicap permet d'égaliser les chances entre joueurs de force différente. Shiotsuka a saisi ensuite une pierre blanche entre l'ongle de son index et la pulpe de son majeur - c'est ainsi qu'on doit manier les pierres et l'a posée avec un claquement décidé. Malgré l'avantage qu'il m'avait concédé avant de jouer, les pierres blanches se sont répandues rapidement sur le goban, isolant peu à peu les petites poches de résistance que formaient mes pierres noires. La nuit suivante, mes rêves furent remplis de pierres blanches encerclant des groupes de pierres noires.

Je suis désormais un fanatique de ce jeu. Dans l'étroite relation entre les pierres au cours de la partie, dans la singularité de chaque coup, mais aussi dans la répétition de certains motifs, je vois l'expression de la philosophie orientale la plus raffinée. Devant une grille de go, je me transforme. en maniaque. Je me mets à transpirer et à haleter je me prends la tête à deux mains en un geste de désespoir.

- Dans ces moments, on pourrait vous prendre pour Mr. Hyde, m'a dit le témoin d'une de ces scènes. Vous êtes méconnaissable.

Si l'on me pose une question lorsque je suis penché sur mes pierres, je me mets à grogner et à jurer. Comment ose-t-on m'interrompre alors que j'essaie de sauver toute une armée !

- Le go est comme la vie, affirment certains joueurs.

Si vous êtes d'un naturel timide, brutal, impitoyable, ambitieux ou têtu, cela se manifestera dans votre façon de jouer. Même si vous ne parlez pas en jouant, la position de vos pierres sur le goban trahira les secrets de votre esprit. Bien que Shiotsuka et moi ayons encore beaucoup de difficultés à échanger des paroles, notre compréhension réciproque s'est beaucoup approfondie autour du jeu de go.

Liberté et sensation forte

L'origine exacte du jeu se perd dans la nuit des temps, mais son existence est attestée par certains classiques chinois comme les Entretiens, de Confucius, le Zuozhuan ou le Mencius, rédigés au Plus tôt au VIe siècle av. J.-C. On s'accorde généralement pour dire que le jeu de go a dû apparaître plusieurs siècles auparavant c'est-à-dire il y a trois mille ou peut-être même quatre mille ans, ce qui en fait sans aucun doute le jeu le plus vieux du monde.

Le jeu de go a probablement pénétré au Japon par l'intermédiaire de la Corée au cours du Ve ou du VIe siècle apr. J.-C. Et pendant les siècles suivants il s'est peu à peu répandu de la Cour et des temples vers la classe des guerriers. La partie la plus importante de toute l'histoire du go est d'ailleurs, sans doute, celle qui a opposé, en 1578, le moine Nikkai du Pavillon Honinbo au shogun Nobunaga Oda. Le shogun ne réussit pas à battre le moine, même avec un handicap de cinq pierres, et il lui conféra le titre de Meijin, ce qui veut dire " Maître ".

Au début du XVIIe siècle furent fondées quatre écoles de go, dont l'une était dirigée par Nikkai. Pendant trois cents ans, ces écoles rivalisèrent les unes avec les autres. Les meilleurs joueurs, qui bénéficiaient d'une aide financière du gouvernement, consacraient toute leur énergie au raffinement de la technique et de la théorie du jeu, qu'ils portèrent alors à des sommets inégalés.

Art de l'harmonie

Les prix et les honoraires liés à l'enseignement ont peu à peu remplacé, dans le Japon du XXe siècle, les aides du gouvernement. La plupart des professionnels subviennent généralement à leurs besoins en jouant comme professeurs avec des amateurs. Une partie de quatre-vingts minutes avec un professionnel de bas niveau, ou shodan, coûte environ 7000 yens (294 francs) ; une partie avec un joueur de très haut niveau, ou neuvième dan, 15 000 yens (630 francs). Mais l'argent n'est pas le plus important pour ces professionnels du go. Ce qu'ils recherchent avant tout, c'est la liberté et les sensations fortes :

- Nous avons la possibilité de vivre exactement comme nous l'entendons, déclare Norivuki Nakayama, un sixième dan.

Les bons joueurs de go sont capables de visualiser mentalement une partie entière et peuvent en général analyser diverses " arborescences " ou séries de possibilités trois à dix coups à l'avance. Leur connaissance du jeu est telle qu'à la fin d'une partie, qui parfois dépasse trois cents coups, ils peuvent enlever toutes les pierres du goban et reconstituer coup par coup le déroulement de la partie. Les capacités d'anticipation sont essentielles dans ce jeu. Il n'est pas question de se saisir du territoire d'un adversaire comme si l'on avait affaire à un imbécile, car lui aussi est à la recherche du meilleur coup. Le respect de l'intelligence de l'adversaire donne lieu peu à peu à un équilibre délicat qui explique pourquoi le jeu de go est aussi appelé " art de l'harmonie ".

Dans le go, la beauté est réservée à un style de jeu dit " léger ", c'est-à-dire sachant riposter du tac au tac, éviter les pièges, maintenir un équilibre, tout en poursuivant une stratégie globale. On qualifie de " serrée ", en revanche, une manière de jouer consistant à construire des formations solides et efficaces et à exercer une influence sur l'ensemble de la grille. Le jeu dit " faible " - lorsque les pierres sont trop éloignées les unes des autres pour se soutenir mutuellement - et le jeu " lourd " lorsque les pierres sont agglutinées les unes sur les autres et forment par conséquent une cible facile - sont tous deux considérés comme du " piètre art ". Le simple fait de regarder en spectateur un jeu sans grâce, où les pierres ne donnent lieu qu'à de " mauvaises formes ", suffit à mettre les professionnels mal à l'aise.

" Un sentiment de dégoût m'envahit ", écrit Kawabata, décrivant le coup tenté par un joueur dans son roman : Le Maître ou le Tournoi de go. Et il cite ensuite le maître déclarant : " La partie est jouée ", avant d'expliquer : " Le maître avait composé son tournoi comme une œuvre d'art. Il lui semblait qu'on venait de barbouiller cette œuvre, au moment le plus dramatique. " 

Peut-être est-ce précisément cet élément créatif du jeu de go qui déconcerte les ordinateurs.

- Tous les programmes que j'ai vus commettent quelques coups épouvantables à chaque partie, explique David Erbach, le fondateur et rédacteur en chef du magazine Computer Go. Le problème fondamental tient peut-être au fait qu'il est difficile de faire " comprendre " à un algorithme ce qu'il fait, de manière à ce qu'il puisse jouer avec de la suite dans les idées. Il me semble qu'on n'a pas encore trouvé de solution de rechange à la pensée.

Les professionnels du go doutent naturellement que ce jeu, savant dosage d'intuition, de mysticisme et d'endurance quasi physique, puisse jamais être réduit à quelques unités informatiques de base. Il y a peu de chances pour qu'on voie un ordinateur devenir maître de go. A quoi d'ailleurs pourrait bien ressembler une telle machine ? Serait-elle capable d'abandonner une partie plutôt que d'enfreindre ses principes artistiques ? Saurait-elle rester sensible aux sentiments de son adversaire ? Ou bien risquerait-elle plutôt de se mettre, comme moi, à ressembler à un Mr. Hyde obsédé et grimaçant ?

(1) Le Maître ou le Tournoi de go, de Yasunari Kawabata (Albin Michel).

 

LES FRANÇAIS AUSSI

Le jeu de go est apparu en France à la fin des années 60. C'est un Coréen, maître Lim, qui commença à enseigner les règles à quelques rares amateurs parisiens. Ces premiers joueurs créèrent, dès 1970, le Club de go de Paris. Il existe aujourd'hui une centaine de clubs à travers tout le pays y compris les DOM-TOM regroupés au sein de la Fédération française de go (FFG). Il y a en France un bon millier de joueurs licenciés, dont un quart environ sont des jeunes de moins de dix-huit ans. Des rencontres et des tournois sont organisés par de nombreuses villes dont Strasbourg, Nantes, Grenoble et Angers. Le tournoi le plus huppé est celui de Paris. Il existe un championnat national , ouvert à tous le joueurs licenciés, ainsi qu'un championnat européen.

Le go, cependant, est bien plus qu'un jeu. Au Japon, en Corée, à Taiwan les dirigeants d’entreprise s’inspirent du go pour déterminer leurs stratégies de gestion et de négociation. Selon les experts en management, il est impératif que les patrons et les cadres dirigeants occidentaux s’intéressent aux principes du go, autant pour pouvoir mieux affronter la concurrence asiatique que pour élaborer leurs propres stratégies industrielles et commerciales.

Si vous désirez vous initier à ce jeu passionnant, mieux vaut vous inscrire à un club. Là, des joueurs confirmés vous aideront à acquérir des bases solides et vous conseilleront sur le choix du matériel (sachez que le prix moyen d'un damier - ou goban - et d'un jeu de pierres est de 400 francs). Être adhérent d'un club vous permettra par ailleurs de recevoir les quatre numéros annuels de la Revue française de go, éditée par la Fédération française de go.

Tom do Nascimento.

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